Le projet de recherche « Lecture Pro » porté par Anna Potocki (LARAC, UGA) a été sélectionné pour obtenir un financement du pôle Pégase.

Reposant sur une définition « étendue » de la lecture, l’objectif de ce projet est de développer et tester une méthode d’intervention pédagogique permettant d’entraîner les stratégies de lecture « finalisée » d’adolescents en lycée professionnel. Plus précisément, nous souhaitons évaluer l’apport d’un entraînement centré sur la compréhension de la tâche de lecture et la mise en place d’une stratégie de sélection et évaluation de l’information adaptée aux demandes de cette tâche. Pour cela, nous proposons de co-construire avec des enseignants puis valider un dispositif pédagogique prenant la forme d’un cycle d’ateliers visant à développer les stratégies de lecture des adolescents. Ce projet viendra ainsi combler le manque de telles ressources pédagogiques, notamment pour les élèves de filières professionnelles qui représentent pourtant un tiers des lycéens Français, en entrainant des compétences nécessaires à l’autonomie et à la réussite des élèves dans toutes les disciplines.

Anna Potocki revient en détails sur les enjeux et objectifs du projet.

Situation générale et problématique

Classiquement, la maîtrise de la lecture est associée à l’efficience de deux types de processus : ceux d’identification de mots écrits et ceux de compréhension du langage (Gough & Tunmer, 1986). Cette conception permet d’expliquer une partie des difficultés de lecture rencontrées par certains élèves, notamment durant l’enfance (e.g., Potocki et al., 2014, 2016), Toutefois, dans la très grande majorité, ces travaux étudient et décrivent la lecture via une interaction simple entre un texte (généralement narratif) et un lecteur et ce, dans une situation très prototypique de lecture (lire un texte dans sa globalité dans le seul but de le comprendre). Or, l’analyse des activités de lecture telles que réalisées quotidiennement par des adultes montrent que celles-ci ne concernent que très peu cette situation prototypique (e.g., White et al., 2010). Un constat similaire peut être fait lors de l’analyse des manuels scolaires à partir du cycle 3 dans lesquels les activités impliquant de traiter l’information écrite comprennent généralement plusieurs textes (souvent documentaires) qui sont proposés aux élèves dans le but d’acquérir des connaissances dans un domaine spécifique (Ayroles, 2020 ; Rouet & Potocki, 2017). De plus, l’analyse des performances en lecture des adolescents telles que celles rapportées dans l’étude internationale PISA (OECD, 2019) suggèrent que cette approche ne permet pas véritablement de rendre compte des difficultés que les adolescents éprouvent face à la compréhension et l’utilisation des documents écrits. Dans ce domaine, les élèves en filières professionnelles semblent présenter des résultats particulièrement préoccupants. Ainsi, l’analyse de leurs résultats aux épreuves de compréhension écrite de PISA (2009) révèlent des écarts importants entre eux et les élèves scolarisés en 2nde générale (Elalouf, 2012). Ce constat peut être mis en lien avec la réalité sociologique des filières professionnelles dans lesquelles les élèves sont souvent orientés “par défaut”, généralement en raison de faibles résultats dans les enseignements généraux au collège et/ou d’une faible maîtrise du langage écrit (Jacques & De Amaral, 2018 ; Lopez, 2010).

Le présent projet défend l’idée qu’au-delà des capacités « fondamentales » de lecture classiquement décrites et étudiées, la maîtrise de la lecture chez l’adolescent implique des capacités « avancées » lui permettant de réaliser des activités dans lesquelles il utilise les documents écrits dans un but spécifique (e.g., servir l’acquisition de notions dans une discipline) (Rouet & Potocki, 2018). Malgré l’utilisation quotidienne de ce type de compétences dans les situations scolaires, aucun programme ne permet leur enseignement. Le projet “Lecture Pro” vise à combler ce manque.

Argumentation scientifique du projet

La majorité des recherches menées sur la compréhension de l’écrit se sont attachées à décrire comment les lecteurs construisent une représentation mentale du sens des textes (i.e., un modèle de situation, selon van Dijk & Kintsch, 1983), généralement en utilisant de courtes narrations ou descriptions, la plupart du temps fictives. Ces recherches ont permis de préciser les processus et dimensions psychologiques de la compréhension, mais, à quelques exceptions près, le type de texte ou la raison pour laquelle le lecteur s’engage dans la lecture sont considérés comme des variables secondaires. Dans cette conception, la compréhension de l’écrit est vue comme le résultat de processus généraux, applicables d’une façon homogène à toutes les situations de lecture (Rouet & Potocki, 2017).

D’autres théoriciens ont toutefois entrepris de proposer de nouvelles définitions de la compréhension de l’écrit en donnant notamment une place plus importante à la diversité des types de textes et au contexte dans lequel s’inscrit l’activité de lecture. Dans leur rapport de synthèse qui fait aujourd’hui référence, Snow et ses collègues (2002) insistent ainsi sur le fait que « la lecture ne se déroule pas dans le vide », mais qu’elle s’inscrit le plus souvent dans le contexte de tâches et de contraintes variables. Ce « contexte de la lecture » détermine les raisons qui font qu’un lecteur se trouve confronté à une tâche particulière sollicitant la compréhension d’un ou plusieurs textes. Cette conception élargit l’idée que la compréhension résulte uniquement d’une interaction entre un texte et un lecteur. Elle reconnaît que le lecteur lit généralement un texte non pas pour le texte lui-même, mais dans un but précis et extérieur au texte. Le modèle MD-TRACE proposé par Rouet et Britt (2011) permet de décrire les différents processus mis en jeu dans ces activités de lecture “finalisée”. Dans ce modèle, une première étape au cours de laquelle le lecteur se construit une représentation mentale de l’activité de lecture à réaliser (i.e., un “modèle de tâche”) apparaît cruciale. Celle-ci va guider l’engagement du lecteur dans la tâche et déterminer les stratégies à mettre en place pour optimiser l’atteinte du but spécifié par la consigne (sélection du texte ou passages pertinents à lire, lecture complète vs sélective des documents, etc.). Ensuite, lorsque le lecteur aborde le texte avec un objectif précis en tête, il rencontre presque nécessairement des informations non pertinentes pour cet objectif qu’il doit donc écarter. Pour cela, il peut utiliser les organisateurs du texte, par exemple les titres et sous-titres, pour accéder plus rapidement à l’information pertinente à lire. Cependant, cela présuppose qu’il soit conscient de la fonction de ces organisateurs et qu’il sache les utiliser à bon escient (e.g., Potocki et al., 2017). Enfin, lorsque le passage pertinent a été localisé, il faut non seulement le comprendre mais en extraire les éléments qui permettront de répondre à l’objectif initial. Le lecteur devra également évaluer la fiabilité et la véracité de l’information lue, en se basant sur la plausibilité de ces informations (e.g., Richter, 2015) ou en évaluant la fiabilité de leur source : l’identité de l’auteur, son positionnement par rapport à la situation décrite, les moyens de connaissance de cette situation qu’il possède, ou encore l’intention qu’il poursuit en produisant un texte sur cette situation (Wineburg, 1994).

Les travaux menés auprès d’adolescents montrent que ces derniers sont généralement en difficultés dans ces activités de lecture “finalisée” que ce soit dans leur capacité à élaborer un modèle de tâche adéquat (e.g., Llorens & Cerdan, 2012), à sélectionner les parties pertinentes d’un texte à lire en utilisant des stratégies adaptées (Cerdan et al., 2011; Kobasigawa et al., 1988) ou à évaluer la fiabilité d’une information, notamment en se basant sur les caractéristiques de la source de cette information (e.g., Potocki et al., 2019). Très peu de travaux ont été menés auprès d’élèves en filières professionnelles, alors qu’ils représentent un tiers des lycéens en France (Jacques & De Amaral, 2018), mais les données des études PISA suggèrent que ces difficultés seraient majorées chez eux (Elalouf, 2012), alors qu’ils sont justement souvent placés dans des situations d’utilisation « fonctionnelle » des documents écrits.

Pourtant, peu d’outils pédagogiques sont disponibles pour travailler ces compétences auprès d’une population d’adolescents. Quelques travaux expérimentaux ont néanmoins montré qu’un tel entraînement était possible (e.g., Pérez, Potocki et al., 2018 ; Rouet et al., 2019). Dans ce cadre par exemple, le programme ANR SELEN porté par A. Potocki et J.F. Rouet, a visé le développement d’une plateforme Web pour l’évaluation et l’entraînement de ces compétences auprès de collégiens. Mais le contenu de ces interventions n’est pas toujours adapté à une population d’élèves en filières professionnelles qui présentent des caractéristiques et besoins propres, notamment dans les documents auxquels ils sont confrontés. De plus, ces interventions sont rarement conduites par les enseignants eux-mêmes, ce qui peut nuire à la validité écologique et la pérennité des outils proposés (e.g., Gurgand, 2018 ; James-Burdumy et al., 2012). L’objectif du présent projet sera ainsi de développer et de valider de telles ressources.

Objectifs et hypothèses

L’objectif de ce projet est de mettre au point et de tester une méthode d’intervention pédagogique permettant d’entraîner efficacement les stratégies de lecture « finalisée » d’adolescents scolarisés en lycée professionnel. Plus précisément, nous souhaitons évaluer l’apport d’un entraînement centré sur la compréhension de la tâche de lecture et la mise en place d’une stratégie de sélection et évaluation de l’information adaptée aux demandes de cette tâche. Pour cela, nous nous proposons de placer un collectif d’enseignants en situation de formation et de co-conception d’un dispositif pédagogique (y compris la production de contenus d’exercices), puis de leur confier la mise en place d’un cycle d’ateliers visant à développer les stratégies de lecture des adolescents. L’efficacité de l’intervention développer sera testée en comparaison avec une situation contrôle active, dans laquelle les élèves recevront un entrainement à la compréhension au sens classique (répondre à des questions à partir d’un texte). L’hypothèse principale est que les élèves ayant suivi l’intervention développée présenteront une progression plus importante de leurs performances en lecture finalisée (ensemble de tâches décrites dans l’étape 4 du projet ci-dessous) entre le pré- et le post-test comparativement au groupe contrôle.

Description du projet (méthode, planification)

Plusieurs étapes seront mises en place pour assurer le co-développement de ressources pédagogiques ainsi que leur validation.

  • Étape 1 : rencontre entre chercheurs et enseignants (mois 1 à 4)

Dans une série de réunions regroupant chercheurs et enseignants, des temps d’échanges et de formation permettront à la fois un apport de connaissances par les chercheurs sur les processus impliqués en lecture ainsi qu’une spécification des besoins des enseignants dans le domaine de la maîtrise de la lecture par rapport à leur public d’élèves en lycées professionnels afin d’arriver à un cahier des charges précis des ressources à développer.

  • Étape 2 : conception collaborative des ressources (mois 4 à 9)

Sur la base du cahier des charges de l’étape 1 et d’une première proposition de modules pour enseigner la lecture finalisée s’appuyant notamment sur une étude pilote menée en 2021 par A. Potocki et J.F. Rouet dans un lycée professionnel de la ville de Poitiers (lycée du Dolmen, filière “métiers de la sécurité”), un temps sera accordé pour le développement de matériel correspondant à des textes ou documents écrits utilisés par les enseignants dans leur discipline (générale ou de spécialité professionnelle). Sur la base de ces documents, des séquences pédagogiques seront co-créées depuis les exemples utilisés dans la mise en situation initiale jusqu’aux exercices d’application.

  • Étape 3 : pré-test du matériel (mois 9 à 13)

Les premiers contenus développés seront testés par les enseignants ayant participé au développement des ressources dans leurs propres classes. Leurs retours permettront d’ajuster le matériel et les séquences construites (en termes de contenus mais aussi d’enchaînements, de progression, etc.). Durant cette période, l’équipe de recherche réalisera également un pré-test des épreuves de pré- et post-tests.

  • Étape 4 : évaluation de l’impact de l’entraînement proposé (mois 13 à 20)

L’intervention ainsi développée, et ajustée au cours de l’étape 3, sera ensuite testée dans les classes d’enseignants n’ayant pas participé à la co-construction du contenu des séquences pédagogiques. Il s’agira de classes d’enseignements professionnels (entre 6 et 10) de niveaux initiaux comparables qui seront répartis entre un groupe expérimental (recevant l’intervention développée) et un groupe contrôle « actif ». Ce groupe contrôle se verra proposer les mêmes documents écrits que ceux présentés dans le groupe expérimental mais réalisera des activités de compréhension plus « classiques » (i.e., réponses à des questions de compréhension). En pré- et post-tests, des épreuves rendant compte de différentes sous-habiletés de lecture fonctionelle (i.e., capacité à construire un modèle de tâche précis, à utiliser des stratégies de lecture adaptées, à évaluer la fiabilité d’une information, etc.) et des épreuves scolaires nécessitant le recours à ces capacités (e.g., sujets d’examen ou épreuves de compréhension type PISA) seront proposées aux élèves et administrées par l’équipe de recherche. En termes de faisabilité, cette étude bénéficiera de l’expérience des chercheurs dans le domaine et des résultats du projet ANR SELEN, notamment de la plateforme informatique permettant la présentation de séquences d’exercices et l’enregistrement des réponses des élèves ainsi que d’un certain nombre de paramètres de leur activité. Les retours des enseignants et leur possible réinvestissement des ressources une fois l’étude terminée seront interrogés par questionnaire en fin de projet.

Description des ressources à produire

Différents ateliers d’entraînement seront développés pour couvrir les différentes étapes des processus impliqués dans la lecture fonctionnelle : élaboration d’une représentation mentale précise de la tâche, mise en place de stratégies de lecture adaptées, localisation des passages ou textes pertinents, et évaluation de l’information lue (plausibilité, fiabilité) en se basant à la fois sur leur contenu et sur leur source. Le cadre pédagogique suivi pour l’ensemble des séances sera celui de l’enseignement explicite (e.g., Gauthier et al., 2005). Ainsi, le développement des ressources concernera à la fois les temps de modelage et ceux de mise en pratique (guidée et autonome). Les exercices de pratique autonome pourront être implémentés sur la plateforme SELEN (déjà développée dans le programme ANR SELEN co-porté par A. Potocki et J.F. Rouet) qui permet la mise en place de feedbacks immédiats et adaptés à la réponse de chaque élève. Le reste des ressources prendra la forme de documents “clés en mains” explicitant les différentes étapes des séquences pédagogiques et le scénario suivi par l’enseignant. Ces ressources pourront, une fois validées, être diffusées librement via Pégase.